La Manif pour soi

 

"L'égoïste a au moins cette qualité de ne se mêler que de ce qui le regarde".
Citation de Robert Sabatier ; Le livre de la déraison souriante - 1991.

 

En 68, le mouvement étudiant a déclenché une crise sociale généralisée et inattendue. Des ouvriers, mais aussi des cadres, ont emboité le pas des jeunes. Alors que les syndicats étaient à la traine, la France s'est retrouvée paralysée par 7 millions de grévistes...
Des intérêts divergents qui parviennent à provoquer un mouvement uni et vaste, du jamais vu. Et jamais revu. Pourtant, ces dernières années ont été marquées par de forts mouvements de contestation, drainés aussi bien par la situation économique du pays que la défense de valeurs. Des luttes éparses, qui ne sont pas parvenues à rassembler autour des mêmes causes.

 

En octobre 2013, le mouvement des "Bonnets rouges", apparu en Bretagne, proteste contre une mesure fiscale (l'écotaxe) et de nombreux plans sociaux dans l'agroalimentaire. Fait rare, des manifestations fortes unissent même patrons et salariés. Le projet est suspendu, la Bretagne obtient un "Pacte d'Avenir", le calme revient. Les bretons ne sont pourtant pas les seuls à s'en prendre alors à la fiscalité : partout, des mouvements se font connaitre, notamment par l'intermédiaire des réseaux sociaux. Le patronat réclame la baisse des charges pour maintenir l'emploi. Les "Pigeons", un collectif de jeunes entrepreneurs, montent au créneau en octobre 2012 pour dénoncer l'alourdissement de la taxation des plus-values tirées de la vente d'une entreprise. Après la création d'une page Facebook, ce sont 30 000 patrons qui les rejoignent en trois jours. Les "¨Poussins", des auto-entrepreneurs, leur emboitent le pas, pour protester contre la remise en cause des exonérations sociales et allègements fiscaux propres à ce régime. Les "Tondus" menacent de ne plus payer les cotisations patronales, jugées trop lourdes et mal employées. Les "Plumés", des patrons du Nord de la France, ont les mêmes revendications, en plus d'être excédés par les contrôles des Ursaff. Le vocabulaire animalier diffère selon les régions de France, entre les "Canaris", les "Corbeaux", les "Moineaux", les "Moutons", les "Autruches", les "Dindons"… Mais l'idée reste la même : les cotisations et les impôts tuent l'emploi.
Les salariés non plus ne se satisfont pas de l'augmentation des prélèvements. La France entière a été touchée par plus de 1000 plans sociaux en un an. Face au chômage et à la misère sociale qui grimpe, les hausses d'impôts et l'augmentation de la TVA ne passent pas. Les usagers de la SNCF enfilent des bonnets verts pour contester la hausse de la TVA dans les transports en commun, passée de 7% à 10% sur les billets de train le 1er juin. La colère des ambulanciers se fait aussi entendre. Les "Bonnets oranges" des centres équestres manifestent contre la hausse de 7 à 20% de la TVA.  Sans oublier les artisans et les commerçants, "Sacrifiés mais pas résignés", selon leur slogan, qui lancent  en novembre 2013 une campagne sur Internet pour alerter sur leur situation face à "l'accumulation des prélèvements sociaux et fiscaux". La contestation fait l'objet d'une marche pour une "révolution fiscale", à l'appel du chef de file du Front de Gauche, Jean-Luc Mélenchon, dimanche 1er décembre 2013, qui ne connait pas le succès escompté.

 

De toutes parts, les Français grondent face à l'impôt et au chômage. Ils sanctionnent dans les urnes, mais pas dans la rue. Les revendications s'articulent autour des mêmes thèmes, mais la France ne connait aucune grève de l'ampleur de celle de mai 68. Chaque groupe reste retranché derrière ses propres barricades. A contrario même du mouvement 68'ard, c'est la défense de valeurs traditionnelles qui réunit le plus : la "Manif pour tous", opposants au mariage homosexuel et défenseurs d'un modèle familial traditionnel, rassemble plus que la précarité.

 

Bouillonnement latent avant une nouvelle révolution ou prévalence d'un individualisme qui étouffera dans l'oeuf toute union sociale ? Certains attendent l'étincelle, d'autres se résignent.

 

Clémence Dupont